Les rêves de Jo

Chapitre 1

La sonnerie… enfin ! Jo était à des kilomètres du cours de maths, et la voix soporifique du professeur y était pour beaucoup. Il sortit de sa rêverie et enfouit rapidement ses affaires dans son sac à dos. Il n’allait pas retenir grand-chose de ce cours, mais par chance, il était bon dans cette matière et il rattraperait facilement ses longues minutes d’inattention. Il était pressé de sortir du collège et de retrouver ses copains en ligne pour aller massacrer des soldats virtuels, bien qu’aucun de ces gamins n’ait la permission de jouer à ce jeu un peu violent pour leur âge. C’était si facile de contourner les interdictions, quand il y pensait… Et tellement excitant aussi ! Même si au fond Jo était plutôt un gentil garçon pacifique qui n’aurait même pas eu envie de tabasser son pire ennemi. D’accord, le pire ennemi en question faisait le double de sa taille et c’était sans doute une raison suffisante pour que Jo le laisse tranquille et subisse ses moqueries en simulant l’indifférence.
De loin, il aperçut Kevin et lui fit un signe de la main. Ils se voyaient moins depuis quelque temps, avec Kevin. Jo ne savait pas trop pourquoi, mais il avait un peu le sentiment qu’ils n’avaient plus beaucoup d’activités en commun depuis la rentrée. Kevin allait au judo, au rugby et au cours de guitare, et il n’avait presque plus de temps à consacrer à ses meilleurs copains. De plus, sa mère lui confiait souvent la garde de sa jeune sœur, Morgane, qui savait parfaitement se garder toute seule mais prenait un malin plaisir à faire croire le contraire à sa mère, rien que pour embêter son frère.
Jo déverrouilla l’antivol de son vélo et l’enfourcha lestement. Il aimait bien le trajet qui le ramenait à la maison, ce petit morceau de forêt magique (qui lui faisait un peu peur il y a encore quelques années), ces arbres immenses qui semblaient échanger des commentaires sur son passage. Il avait appris à reconnaître les espèces grâce à un beau livre que son oncle lui avait offert pour son dernier anniversaire, et ces grandes silhouettes imposantes ne lui semblaient plus aussi impressionnantes, elles étaient même devenues ses amies, en quelque sorte.
Le chemin forestier qui défilait à vive allure sous ses roues était très irrégulier mais Jo en connaissait chaque caillou, chaque ornière, et slalomait habilement entre les obstacles. Jusqu’au moment où… patatras ! Il vola littéralement au-dessus du vélo avant de s’étaler brutalement sur le sol.
L’herbe n’amortit que très légèrement sa chute, et il constata des égratignures un peu partout sur ses jambes et ses bras. Son genou droit était particulièrement abimé. Un peu sonné par son vol plané inattendu, il se releva, chancelant, et retourna examiner l’endroit où il avait visiblement buté sur quelque chose. Il ne vit qu’une racine, pas très grosse, mais qui dépassait du sol sur une vingtaine de centimètres. Or, il était sûr et certain que cette racine n’était pas là ce matin. Il passait tous les jours par ce sentier, il en connaissait chaque détail, et cette racine n’existait pas il y avait encore quelques heures. Perplexe, il considéra la responsable de sa chute, sans comprendre. Il s’assit par terre (au point où il en était, un peu plus ou un peu moins sale ne ferait pas de différence). Son regard quitta la racine comme pour prendre à témoin la végétation environnante que la faute incombait à cette petite protubérance, et il aperçut, entre les troncs serrés de chênes et de hêtres, quelque chose qui ne semblait pas appartenir à la forêt. Comme un mur de pierres. Surpris et curieux, il se releva et se dirigea vers ce mur qu’il n’avait jamais remarqué auparavant. Il était même persuadé qu’il n’avait jamais vu ce mur de sa vie.
Stupéfait par sa découverte, il s’avança un peu entre les fougères et les jeunes arbustes, où son vélo ne passait pas. Plus il avançait, plus le mur lui semblait immense et presque menaçant, aveugle, au moins de ce côté. Il pensait à un mur d’enceinte lorsqu’il aperçut un bout de toit qui paraissait plutôt en mauvais état. Il avait aussi la désagréable impression que le mur grandissait et reculait au fur et à mesure qu’il s’en approchait. Soudain la forêt qu’il aimait tant prenait un air hostile, Jo pouvait presque sentir comme une animosité tout autour de lui, un peu comme si les
le mettaient en garde. Il frissonna malgré lui et, bien que tenté de poursuivre son approche, sa raison lui dicta de rebrousser chemin et de rentrer en vitesse faire ses devoirs pour le lendemain.
À contre cœur, il fit donc demi-tour, non sans jeter de temps en temps un coup d’œil par-dessus son épaule, et ramassa son vélo qui, par chance, n’avait subi aucun dommage, . Bizarrement, la forêt lui paraissait immense, alors que sa surface n’était que de quelques hectares et qu’il fallait moins de dix minutes pour la traverser avec sa bicyclette.
Jo remonta en selle, en essayant de calmer le sentiment de frustration qu’il ressentait. Il reviendrait demain, il n’avait pas cours l’après-midi et il avait déjà fait sa dissertation pour la fin de la semaine. Il dirait à sa mère qu’il avait un exposé à faire avec un camarade et qu’ils devaient se retrouver à la bibliothèque. Du moment que l’excuse était le travail, sa mère lui autorisait tout.
Il arriva très vite devant chez lui, rangea son vélo dans le garage et ouvrit la porte de la maison.
— C’est moi, M’man !
Une bonne odeur de caramel parvint jusqu’aux narines frémissantes de Jo qui réalisa brusquement qu’il avait très faim !
Marie sortit en souriant de la cuisine pour accueillir son fils jusqu’à ce qu’elle le vît son fils son bermuda et son t-shirt pleins de terre :
— Jocelyn ! Dans quel état tu t’es mis ! dit-elle en plaquant ses deux mains sur sa bouche et en écarquillant les yeux. Tu n’as rien, au moins ? Viens avec moi dans la salle de bains, on va désinfecter tout ça.
Jo, enfin Jocelyn lorsqu’il avait fait une bêtise, avait presque oublié qu’il était tombé. Il allait devoir attendre un peu avant de se jeter sur les délicieuses crêpes de sa mère. Il savait qu’il était inutile de protester, sa mère était trop stricte sur l’hygiène pour le laisser goûter dans un tel état de saleté.
Il la suivit donc docilement et prit place sur le tabouret de la salle de bain.
— Dis, M’man, il y a quoi dans la forêt ?
— Comment ça ? Des arbres, bien sûr, que veux-tu qu’il y ait d’autre dans une forêt ? Si on peut appeler forêt ce petit bois !
Tout en se laissant soigner par les mains habiles et douces de sa mère, Jo réfléchissait. Ce n’était pas possible qu’il soit le seul à voir ce qu’il avait vu, c’était trop grand pour passer inaperçu, il y avait forcément quelqu’un qui connaissait l’existence de ce mur et de quel bâtiment il faisait partie.
— Il n’y a pas une maison, ou quelque chose du genre ?
— Je crois que je le saurais, j’ai tellement arpenté ce bois avec toi quand tu étais petit que j’aurais sans doute remarqué s’il y avait une construction. Lorsque je suis allée à pied à la mairie la semaine dernière, en tout cas, il n’y avait rien d’autre que des arbres !
— Aïe ! Là, ça fait mal !
Marie sourit en hochant la tête :
— Tu ne serais pas un peu douillet, mon fils adoré ? dit-elle en lui faisant un clin d’œil.
— Je te jure, ça brûle ! répondit Jo.
— Voilà, c’est fini, bye bye les microbes, dit Marie. Tu as le droit de goûter, tu dois avoir faim.
— Trop faim, M’man !
La chaleur bienfaisante de la pièce la plus agréable de la maison balaya le sentiment désagréable qu’avait ressenti Jo devant le mur. Son aventure lui parut soudain anodine et il se traita mentalement de poule mouillée. Mais il était curieux et voulait en savoir davantage sur ce qu’il avait vu. Au moins essayer d’aller plus près de ce mur, et faire le tour de la mystérieuse construction. Demain… Dans l’immédiat, il allait se dépêcher de relire sa leçon d’histoire avant de retrouver ses compagnons Satanis et Drakkar pour de nouvelles aventures guerrières.

Chapitre 2

Le réveil de Jo fut pénible le lendemain matin. Il avait fait des cauchemars, les ennemis du jeu vidéo de la veille se transformaient en monstres ressemblant à des arbres énormes, sombres, agressifs et puissants, et il émergea péniblement de son rêve. C’était la première fois qu’il faisait des cauchemars à cause de ce jeu, pensa-t-il. D’habitude, non seulement il parvenait à s’endormir sans aucune difficulté, mais sa nuit se déroulait tranquillement, peuplée de rêves plutôt agréables et colorés. La perspective de retrouver la prof d’Anglais, miss Morton, dès la première heure de cours acheva de le décourager. Pendant une seconde, il fut tenté de dire à sa mère qu’il était malade, mais il fallait qu’il retourne dans la forêt pour tirer au clair sa vision de la veille, et sa mère ne voudrait pas qu’il sorte.
Jo se prépara mécaniquement et descendit prendre sont petit-déjeuner, les yeux pas tout à fait en face des trous. Il avait l’impression d’être un vieux robot, sa chute de la veille lui avait provoqué quelques courbatures et d’un seul coup, il se sentit très vieux.
— Bien dormi, mon chéri ? dit sa mère en l’embrassant.
Elle regarda attentivement son fils et fronça les sourcils :
— On dirait que la nuit a été difficile, dis donc… Tu as une petite mine. Tiens, bois ton jus d’orange.
Jo se demanda comment faisait sa mère pour être toujours en forme dès le matin. Quel que soit le jour de la semaine, elle débordait d’énergie, et cette énergie était assez communicative d’habitude, mais ce matin, Jo se sentait épuisé avant même de commencer sa journée. Il ne se sentait même pas motivé pour aller découvrir le secret de la forêt. Il sentit confusément qu’il devait absolument faire ou ne pas faire quelque chose, mais c’était tellement flou dans son esprit qu’il ne savait même pas de quoi il s’agissait. C’était seulement une sensation confuse, mais il sentait que c’était important.
Une fois le repas expédié, il attrapa son blouson pendu au porte-manteaux, ramassa son sac à dos et dit au revoir à sa mère. Il se promit de faire attention sur le chemin pour ne pas valser dans le décor comme la veille et roula tranquillement jusqu’à l’endroit où il avait joué involontairement les cascadeurs. Du regard, il chercha la racine fautive et ne la trouva pas. Il posa son vélo et examina le sol de plus près : pas de racine. Il était pourtant certain d’être tombé ici-même, il reconnaissait le tronc du hêtre contre lequel il avait failli se fracasser le crâne, mais pas de racine. Il regarda dans la direction du mur, et quelle ne fut pas sa surprise lorsque ses yeux ne virent que… des troncs ! Certes, il y avait un peu de brume et on ne voyait pas aussi nettement que dans son souvenir, mais il n’y avait aucun mur, c’était évident.
« Décidément, ça ne va pas, ce matin ! » pensa-t-il, légèrement inquiet. Il avait très envie d’aller voir de plus près, mais c’était comme si la végétation était devenue plus dense en quelques heures. De peur d’arriver en retard, il remonta sur son vélo et pédala comme un dératé jusqu’à la porte du collège. Il gara son engin et rejoignit ses camarades au pied de l’escalier.
Les trois heures de cours de la matinée lui semblèrent interminables. Il n’était pas très attentif, avait beaucoup de mal à se concentrer, et ne participait pas du tout à la classe, contrairement à son habitude. Il était assez bon en Anglais et en sport, plutôt moyen en Histoire (le futur le passionnait davantage que le passé) et ce matin, il n’avait vraiment pas envie d’écouter la voix pointue de M. Malherbe leur parler avec animation des croisades… Franchement, Godefroy de Bouillon, Bayard et leur clique n’intéressaient pas Jo. Mais le mystère de la forêt, par contre…
La matinée finit tout de même par s’achever et la classe de Jo sortit bruyamment. Les enfants étaient contents de pouvoir profiter de leur après-midi, surtout ceux qui étaient à jour de leurs devoirs. Les autres allaient être obligés de plancher au lieu de s’amuser.
Tout excité à l’idée de repasser par le bois pour vérifier qu’il n’avait pas rêvé, Jo fut surpris de s’entendre appelé par son prénom. Il tourna la tête et vit sa mère qui lui faisait un grand signe devant le collège. Surpris et un peu déçu qu’elle soir venue le chercher, il se dirigea vers son vélo puis vers la voiture de sa mère.
— Je passais devant le collège juste à l’heure où tu sortais, alors je te ramène, il commence à pleuvoir.
Marie ouvrit le coffre du break et mit le vélo dedans. Jo se dit que ce n’était pas son jour, décidément, mais il lui restait l’après-midi pour repartir explorer la forêt. Ce n’était pas une petite pluie de rien du tout qui allait l’arrêter !
— Ça s’est bien passé, ce matin ? Tu as l’air fatigué, tu es sûr que tout va bien ?
— Mais oui, M’man, t’inquiète pas, c’est juste le cours d’histoire qui m’a soûlé, répondit Jo avec un grand sourire, de crainte que sa mère ne lui recommande de passer l’après-midi à la maison plutôt que de sortir. Elle lui interdisait rarement quelque chose, et il ne fallait pas qu’il lui donne l’impression d’être souffrant, même s’il ne se sentait pas vraiment dans son assiette.
— Je suis passée déposer les dessins au journal, ils ont a-do-ré l’histoire du hérisson… Je suis vraiment contente d’avoir trouvé ce job, je fais ce que j’aime, je travaille à la maison donc j’ai les horaires que je veux, même si de temps en temps, je me mets la pression pour être dans les délais.
— Si au moins une fois de temps en temps tu étais contente de toi, commenta Jo en regardant le paysage, tu ne jetterais pas la moitié de tes dessins au panier. J’aimerais bien être aussi doué que toi, M’man, j’ai plein d’idées de dessins mais je ne sais pas faire…
— Tu n’as jamais voulu que je t’apprenne, nigaud !
— Laisse tomber, M’man, ça te prendrait trop de temps et tu t’arracherais les cheveux !
La mère et le fils se regardèrent et se mirent à rire en même temps. Une belle complicité les unissait, surtout depuis qu’ils s’étaient retrouvés seuls après la mort du père de Jo. Même si parfois le bruit de leurs disputes le réveillait, Jo sentait bien que sa mère regrettait que son mari ne soit plus là. Ils avaient vécu une passion tumultueuse mais leur attachement était sincère et ils avaient beaucoup de projets en commun. Marie, qui aimait dessiner, en avait fait son métier malgré elle, mais elle ne regrettait pas de s’être investie à fond dans cette nouvelle profession qui lui faisait moralement beaucoup de bien.
— Tu m’aides à rentrer les courses, mon grand, s’il te plaît ?
— Ok. Qu’est-ce qu’on mange ?
— J’ai pris deux belles araignées au marché. Cuites, bien sûr. Je sais que tu n’aimes pas quand je les ramène vivantes.
Jo grimaça de dégoût, mais la mayonnaise épicée que préparait sa mère se mariait à merveille avec les crustacés. Et en toute honnêteté, le goût de l’araignée de mer était quand même savoureux. Il fallait juste que Jo oublie que c’était un animal.

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